jeudi 10 mai 2012

Souvenirs d'une exposition (2008)

Une archéologie de la métamorphose


La Roche-Posay
(août 2008)

Texte : Liliane Jouannet
Photographies : Oriane Piquot





L'artiste est souvent sollicité par les visiteurs pour parler de son oeuvre, ou - pire - pour l'expliquer... Il est facile, alors, de percevoir son embarras, voire son irritation, face à ces questions (au demeurant sympathiques) qui supposent une frilosité du public devant toute création qui le déconcerte.

Bien sûr, si on a la chance de connaître l'auteur, la tentation est grande de lui demander à lui un commentaire, comme s'il était de toute évdence le mieux placé pour le faire. Mais il s'agit là d'une illusion, et d'un malentendu fondamental. L'artiste n'a rien à dire de ou sur son oeuvre (à part des détails techniques ou anecdotiques).
Et s'il expose (j'ai failli écrire "s'il s'expose"), c'est pour que s'instaure le dialogue entre son oeuvre et le public. Chaque visiteur fabrique sa propre "réception" de l'oeuvre, avec sa sensibilité, sa culture, et son histoire... Cette réception peut d'ailleurs évoluer avec le temps, mais aussi avec des échanges entre les différentes réceptions.
C'est - en principe - le rôle du critique de cristalliser une ou des réceptions stimulantes, éclairantes, provocatrices : mais, malgré son savoir, s'il en possède un, aucun critique ne peut avoir le dernier mot. Et l'oeuvre continue de vivre, toujours au-delà de ce qu'on peut dire d'elle...

Ces précautions étant prises, je peux plus facilement dire ce que j'ai éprouvé pendant - et après - ma visite de cette exposition.

C'est arrivé comme une évidence, mais elle ne m'est apparue que le lendemain. L'intervalle d'une nuit avait permis à mon cerveau d'accueillir la révélation : ces formes sculptées dans le bois, plus ou moins anthropomorphiques, me murmuraient qu'elles avaient une histoire très ancienne, de celles que le poète latin Ovide rapporte dans ses Métamorphoses, et que le ciseau de l'artiste avait su extraire. Je vais prendre quelques exemples pour éclairer mon interprétation.
Je songeai d'abord à la malheureuse Myrrha (1), arrière-petite-fille de Pygmalion, que les dieux compatissants ont transformée en arbre (le balsamier = "arbre à myrrhe"). Victime de sa propre passion incestueuse pour son père, elle s'est enfuie et a erré par le monde jusqu'au terme de sa grossesse. Désespérée et honteuse, elle obtient cette miraculeuse métamorphose :

"Déjà l'arbre, en croissant, avait pressé son sein et son lourd fardeau : après avoir écrasé sa poitrine, il se préparait à recouvrir son cou ; elle ne voulut pas attendre davantage ; allant au devant du bois qui montait, elle s'affaissa sur elle- même et plongea son visage dans l'écorce." (Mét., X, p. 338).

Plusieurs des figures féminines de Francis Piquot pourraient suggérer Myrrha.

Dans la jouissance interdite, victime de sa passion tragique :

Femme XXVI, chêne, 95 x 30 cm, 2007.

... puis, avant  la métamorphose, la prière aux dieux :



Femme XVI, chêne polychrome, 116 x 27 cm, 1996.


Mais le détail de la tête qui rentre dans le cou (pour devancer la trop lente "montée" du bois) conviendrait bien aussi à ces deux figures :

Femme XX, planche merisier,
104 x44 cm, 1999.

Femme XIII, chêne,
 130 cm, 1992.

Et si l'on poursuit le jeu, il serait facile de trouver l'enfant de Myrrha, le petit Adonis, qui, même la tête en bas, serait identifiable, sauf que... vérification faite, Francis a sculpté une FILLE !

Femme XXI, chêne,
60 cm, 2000.

 Ce que c'est que de livrer son oeuvre à un public distrait (?). Qu'importe, j'aimais bien mon idée...

Dans la série des métamorphoses végétales, une des plus célèbres du Livre XI est celles des Ménades (autre terme pour désigner les Bacchantes), responsables de la mort d'Orphée (2). Le dieu Bacchus lui-même les punit ainsi:

"[...] tandis qu'elles cherchent où sont leurs doigts, leurs pieds, leurs ongles, elles voient des fibres ligneuses monter le long de leurs jambes rondes ; elles veulent, dans leur douleur, frapper leurs cuisses avec leurs mains : c'est sur du bois que tombent leurs coups; leur poitrine est maintenant du bois ; de bois sont leurs épaules ;" (Mét. XI, p. 353) 

Femme XII, bois, métal,
170 cm, 1990.
De ces Ménades, je crus en apercevoir au moins deux...

Celle, encore fardée, à qui il reste le bas de sa robe de danse :






Celle que ses bijoux, ou des lambeaux de vêtements, ont l'air de torturer. On peut aussi voir dans cette oeuvre une figure de proue, qui, en tant que telle, aurait subi quelques dommages... voire des sévices sous l'effet des "lames". Mais, au fait, le bois a pu servir plusieurs fois, et les marins qui l'auront fixée à leur navire n'auront pas nécessairement su son passé de damnée !



Femme XXIII, chêne polychrome, 105 cm, 2001



La métamorphose en arbre est donc complexe.

Grâce à elle, Apollon peut "sauver" son amant mortel, incapable - tout dieu qu'il est - de lui offrir autrement l'éternité. Le jeune Cyparissus (4) est transformé en cyprès :

Monopode, alias "Cyparissus",
chêne polychrome,
112 cm, 1998.
 " [...] une couleur verte se répand sur ses membres ; ses cheveux, qui tout à l'heure retombaient sur son front de neige, se dressent, se raidissent et forment une pointe grêle qui regarde le ciel étoilé." Je n'ai pas remarqué que Francis Piquot sculptait du cyprès, mais plusieurs formes viriles et virides pourraient convenir :

Homme, pommier polychrome,
84 cm, 1988.


Je voudrais cependant éviter toute méprise : je ne suis pas en train de démontrer que les sculptures de Francis Piquot illustrent Les Métamorphoses d'Ovide ! Je voudrais seulement suggérer la lecture qui est la mienne aujourd'hui : ce sculpteur (au contraire de Pygmalion, et c'est tant mieux pour lui !) n'est pas en quête d'une métamorphose qui donnerait miraculeusement "la vie" à ses statues. Ce n'est pas, semble-t-il, cette conception de l'art qui l'intéresse. Mais la démarche n'est pas moins ambitieuse : il s'agit de fouiller dans un morceau de bois pour y découvrir LA forme enfouie, et chaque morceau de bois est unique, comme  chaque identité qu'il recèle et que l'art révèle.
C'est en quoi le mythe ovidien a pu m'aider à regarder et à voir d'une manière nouvelle les sculptures de Francis Piquot. Paradoxalement, la forme vivante semble déjà virtuellement présente dans le bois, et le travail de l'artiste consisterait à aller vers cette forme enfouie, pour la dégager avec soin et avec respect, c'est pourquoi j'ai utilisé le mot "archèologie"...
Je voudrais ajouter que certaines de ces "formes" paraissent heureuses d'être ramenées au jour, et que d'autres, au contraire, se montrent timides et veulent se cacher :


Drapé, tête de chêne, 50 x 50 cm, 1984-2006.




Buste, saule polychrome, corde, 60 cm, 1992.


Entraves, orme polychrome, 95 cm, 1995.



Femme XV, aulne polychrome,
90 cm, 1996.





 A chacun, donc, de poursuivre la quête, selon son propre imaginaire...

A Saint-Hippolyte, Indre-et-Loire
(septembre 2008).



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Notes
 
1) Voir, par ex., l'édition de Jean-Pierre Néraudau à laquelle renvoie notre pagination (Folio classique, traduction de Georges Lafaye, Gallimard, 1992). L'histoire de Myrrha (au livre X), narrée par Orphée, est celle d'une passion particulièrement tragique : amoureuse de son père, elle parvient à le séduire à son insu ! Il faut relire Ovide... Elle s'enfuit, chassée par son père - qui a fini par la reconnaître. Au terme de neuf mois d'errance, la "délivrance" est double : sur le point de mettre au monde l'enfant de l'inceste, elle obtient d'être métamorphosée en arbre, pour abolir la souillure (du monde des vivants - qu'elle veut quitter -, et de celui des morts - qu'elle est indigne de rejoindre). Le second miracle est la naissance de l'enfant, libéré vivant du tronc qui a déjà fait disparaître le corps de sa mère ! Et ce bébé (Adonis), aussi beau que Cupidon, deviendra un séduisant jeune homme aimé de Vénus. Cette déesse, comme on sait, est la mère de... Cupidon : décidément, l'inceste n'est jamais loin, dans cette famille. Enfin, ce bel Adonis, victime d'un accident de chasse, meurt prématurément, et, du sang de sa blessure, la déesse éplorée fera naître l'anémone. Mais c'est une autre histoire, et Francis Piquot ne fait pas des bouquets !
Encore un détail végétal, malgré tout : les larmes de Myrrha, transformée en arbre, ont un grand prix ; il s'agit de la myrrhe.
 
2) Les femmes thraces, pour se venger du dédain d'Orphée (inconsolable de la mort d'Eurydice), et sous l'emprise du délire bachique, réussissent à lapider et à démembrer le poète dont le "charme" magique est anéanti.
 
3) Dans l'Enéide (II, 40-249), Virgile raconte cet épisode troublant : Laocoon est un Troyen clairvoyant, qui se méfie du cheval de bois que les Grecs (apparemment en fuite) ont laissé sur la plage comme offrande à Athéna ; il envoie une lance dans le flanc dudit cheval : seul un miracle empêche les Troyens d'entendre les cris des soldats grecs cachés à l'intérieur ! Comme il faut décidément que le Destin s'accomplisse, et que les Grecs gagnent cette guerre, deux serpents monstrueux surgissent de la mer, se précipitant sur Laocoon et ses fils pour les étouffer et les dévorer. Mais la différence est grande avec les Ménades qui ont tué Orphée, puisque ces dernières sont coupables d'un crime abominable, alors que Laocoon est innocent, et même le seul à avoir eu raison.

4) Ovide, Mét., X,  pp. 324-325. Le jeune homme tue par mégarde un cerf apprivoisé. Désespéré, inconsolable, il devient, grâce à sa métamorphose un arbre "funéraire, planté près des bûchers et des tombeaux". (Cf. note 1, p. 325).

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Contact :

Francis Piquot

277, rue de Cormery
37550 Saint-Avertin


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